La cavalerie, composante de la manœuvre (1)
L’emploi de la cavalerie s’inscrit dans la logique des
conceptions napoléoniennes. L’Empereur est en effet le premier à affirmer
explicitement qu’il dispose d’un « système de guerre », c’est-à-dire de principes
généraux autour desquels il a bâti un instrument, la Grande Armée.
Héritier des
penseurs militaires de la fin du XVIIIe siècle (plus particulièrement Guibert,
Bourcet et le chevalier du Teil), il s’efforce d’anéantir l’armée adverse par
une série de mouvements offensifs et rapides. La campagne s’organise ainsi en
trois temps : des manœuvres préliminaires, visant à amener l’adversaire à
livrer une bataille décisive, à l’issue de laquelle s’engage la poursuite qui
permet de détruire tactiquement l’adversaire. La Grande Armée est dès lors
constituée de six à quatorze corps d’armée (composés eux-mêmes de trois à cinq
divisions d’infanterie et une ou deux brigades de cavalerie légère) qui sont
les pions de manœuvre. Ces derniers peuvent éventuellement être renforcés au
moyen de formations spécialisées, la réserve de cavalerie (qui regroupe la
grosse cavalerie et éventuellement les unités de légère inemployées dans les
corps d’armée), et le grand parc d’artillerie, du génie, des équipages de pont,
de siège, des vivres et d’ambulance, véritable arsenal ambulant. Enfin existe
toujours une réserve tactique. Cette dernière fonction est généralement remplie
par la Garde impériale à partir du moment où, après 1809, l’augmentation de ses
effectifs lui permet de jouer ce rôle.
Afin de tirer le meilleur parti de sa cavalerie, en
application du système conceptuel ayant présidé à l’organisation de la Grande
Armée, Napoléon a coutume de réunir ses unités montées en grandes masses
auxquelles il assigne une mission particulière. Lors des phases de
concentration, la cavalerie couvre le front de ses troupes. Mais elle menace
également celui de l’adversaire, dont elle doit disperser ou tromper les
escadrons qui cherchent à reconnaître le dispositif français. Pendant les marches
d’approche, ensuite, elle couvre et masque les mouvements des corps d’armée.
Enfin, pendant la bataille, si elle participe parfois au prélude et/ou à
l’action principale, elle demeure toujours partie prenante du dénouement, soit
en entamant la poursuite, soit en protégeant la retraite. Dès lors, les
missions d’exploration et de sûreté se placent souvent au niveau opératif,
tandis que les missions de combat proprement dites (hormis la participation à
la poursuite) dépendent plutôt du niveau tactique.
Contrairement aux Russes, Autrichiens ou Prussiens qui
dispersent leur cavalerie lourde au sein des divisions d’infanterie, la Grande
Armée, par le biais de la réserve de cavalerie, dispose d’une force autonome
caractérisée à la fois par sa puissance (relative) et sa mobilité. Confiée
généralement à Murat, elle équivaut en pratique à un commandement purement
nominal lors des manœuvres préliminaires, car la réserve ne se déplace pas de
façon monolithique durant cette phase. Le fait d’attribuer à un organe spécialisé
la responsabilité de la majeure partie des unités montées constitue néanmoins,
pour les contemporains, une précaution salvatrice. Comme le remarque le général
Thiébault (2), « même avec des soins et dans l’abondance, toute cavalerie, après
trois mois de campagne active, a perdu la moitié de ses chevaux ; dans
l’abandon et la disette, elle doit être détruite ». Si bien que la réserve de
cavalerie a pour finalité « la conservation de ces troupes, autant que leur
commandement : en effet, leur conservation requiert la connaissance la plus
détaillée de tous leurs besoins, la surveillance la plus active et une autorité
entière, quant à leur commandement, il est indispensable que dans une grande
action, toute la cavalerie soit réunie sous un chef unique et sous un chef à
elle ». En 1812 cependant, l’accroissement de la réserve amène sa fragmentation
en corps de cavalerie (une division de cavalerie légère, une à deux divisions
de grosse cavalerie), ce qui facilite son utilisation à partir du moment où
Napoléon combine la manœuvre de plusieurs armées et non plus seulement de corps
d’armée.
Un jour de bataille en revanche, toutes les unités de
cavalerie présentes, y compris celles affectées aux corps d’armée (à
l’exclusion des régiments de la Garde, qui dépendent d’un commandement
particulier), sont dans les mains du chef de la réserve. L’Empereur dispose
ainsi d’un responsable, analogue au magister equitum des armées romaines, en
mesure de gérer directement l’action de la cavalerie, une fois que lui-même
aura jugé opportun le moment de l’employer (lancées trop tôt, les unités
montées risquent en effet d’être décimées par le feu sans profit).
La sagesse
de cette organisation apparaît paradoxalement à Waterloo. Grouchy, successeur
de Murat, est envoyé le 17 juin à la poursuite des Prussiens avec 33 000
fantassins, cavaliers et artilleurs. Ce qui reste de la réserve est donc
dépourvu de chef suprême le 18. Ney, qui doit conduire l’attaque sur les carrés
anglais, fait charger de sa propre initiative le 4e corps de cavalerie sur
l’infanterie britannique, que la canonnade et la mousqueterie n’ont pas encore
entamée. Lefebvre-Desnoëttes, croyant que ce maréchal exécute un ordre de
l’Empereur, soutient son mouvement avec la cavalerie légère. C’est le désastre.
Les escadrons sont hachés par le feu des carrés, cette faute tactique
constituant une des causes primordiales de la défaite.
Quelques exemples permettent d’illustrer les diverses
utilisations de la cavalerie, et tout d’abord dans les missions de sûreté.
Ainsi, au niveau de l’armée, en 1805, Napoléon réunit en vue de la bataille (ce
sera Austerlitz) les 1er et 3e CA à l’abri d’un réseau de patrouilles montées,
soutenues elles-mêmes par des postes d’infanterie. Mais c’est un rideau qui, du
Danube aux montagnes de Bohême, forme une ligne de 200 kilomètres et empêche
les Austro-Russes de déceler les mouvements de leur adversaire. Viennent
ensuite la quête du renseignement et les missions d’éclairage (le « service de
découverte »), qui mobilise un volume variable d’unités en fonction du niveau
décisionnel mis en jeu. Le front d’exploration d’une brigade de cavalerie
légère peut s’avérer très large (33 km pour la brigade Lasalle en 1805). En
1806, après Iéna, le 1er corps d’armée réalise une marche offensive dans
laquelle ses trois divisions d’infanterie (qui progressent sans intervalle
entre elles) sont précédées de sa brigade de cavalerie légère qui envoie dans
tous les sens, dans un rayon de 30 km, des détachements de 15 à 25 hommes.
Parfois également, la quête d’informations mobilise une bonne part de la
cavalerie. En témoigne l’exploration menée dans la région de Leipzig en octobre
1806. Là, Murat, à la tête de plusieurs divisions appuyées d’artillerie, passe
deux jours à interroger les voyageurs, à s’emparer du courrier et des journaux,
collectant le maximum de renseignements sur l’armée prussienne et son axe de
retraite. L’Empereur savait l’ennemi absent des lieux mais n’a pas hésité à
jouer sur le nombre et la complémentarité des subdivisions d’arme, qui
permettait d’éviter l’échec de la mission, le moindre bataillon adverse
rencontré à Leipzig suffisant à compromettre les mouvements d’un régiment,
voire d’une brigade.
Dans la bataille, la cavalerie peut être utilisée pour
interdire une portion de terrain, soit en étant en mesure de s’y porter
immédiatement, soit en l’occupant réellement. Elle peut aussi appuyer une
contre-attaque pour rétablir localement une situation, voire par une charge
affaiblir sur un point la pression adverse. C’est l’exemple même d’Eylau où
Murat, à la tête de 58 escadrons (suivis des 16 escadrons de la Garde avec
Bessières), contrecarre la progression d’une colonne de 15 000 grenadiers
russes. Elle peut enfin soutenir l’action décisive. À Wagram, la force d’assaut
de Macdonald est composée de huit bataillons déployés sur deux lignes, de huit
bataillons en colonne serrée sur les ailes, et d’une division d’infanterie en
réserve en arrière. Mais les flancs du dispositif sont protégés par quatre
escadrons de carabiniers.
Thiébault(2) recense ainsi un certain nombre de missions
possibles : tourner l’ennemi et le prendre à revers, couper une ligne
d’infanterie, charger la cavalerie adverse, enlever une batterie, enfoncer un
carré, poursuivre un adversaire en retraite ou, inversement, couvrir le
ralliement d’une unité amie. La cavalerie demeure cependant parfois impuissante
face à une infanterie bien entraînée. À Krasnoë, le 14 août 1812, Murat ne
parvient pas à entamer un corps isolé de 10 000 fantassins russes, qui le
tiennent éloigné par leur feu. En fait, hormis les raids ou les reconnaissances
dans la profondeur du dispositif ennemi, la cavalerie agit toujours avec un
soutien d’infanterie. Le 9 octobre 1806, par exemple, au combat de Schleiz,
deux régiments français de cavalerie légère, ramenés par les forces adverses
numériquement supérieures, reçoivent le secours du 27e régiment d’infanterie
légère, si bien que l’affaire se termine par un succès français.
Une manœuvre de cavalerie ne se limite toutefois pas à un
simple déplacement en avant, au trot ou au galop. L’on s’efforce de combiner
manœuvres de front et de flanc en utilisant l’appui procuré par l’artillerie à
cheval, dont les servants agissent au rythme du reste de la cavalerie. De
même, face à un carré d’infanterie, il importe avant tout d’éviter les feux
directs, extrêmement meurtriers, en attaquant soit un front en diagonale, soit
un angle. Dans tous les cas, la cavalerie agit en conservant une réserve qui
lui permet de répondre à la réaction adverse. Le rythme du combat est en
effet très rapide, de même que les mouvements des unités montées des deux
camps. Ainsi, à Essling, les cuirassiers français chargent avec succès
l’infanterie ennemie mais sont ensuite ramenés par la cavalerie autrichienne,
puis sauvés par la cavalerie légère de Lasalle qui attaque à son tour les
cavaliers autrichiens.
Vient la poursuite, après que l’ennemi ait été défait au
cours de la bataille décisive qui scelle le sort de la campagne. Elle commence
avec la dernière charge, la cavalerie talonnant les unités en retraite, mais ne
se limite pas à un simple suivi. C’est en réalité une manœuvre complexe, sur
plusieurs jours, voire plusieurs semaines, mettant en jeu la coopération
interarmes. En 1805, Murat prend en chasse un corps autrichien qui a échappé au
piège d’Ulm, le rattrape et s’empare de 12 000 hommes, 120 pièces, 500 voitures
de munitions et d’équipages, sans omettre un trésor de 400 000 florins. Après
Iéna, Murat toujours, soutenu par les fantassins de Soult et Ney, poursuit
directement les vaincus, tandis que le reste de la Grande Armée se dirige le
plus vite possible sur Berlin, faisant écran entre l’Oder et les Prussiens en
retraite, empêchant ainsi ces derniers de gagner leurs bases arrières de
Prusse-Orientale ou de Silésie. Finalement, à l’issue de 40 jours de campagne,
Napoléon a fait 140 000 prisonniers. Dernier cas : en juin 1807, Benningsen,
après Friedland, se replie sur la rive droite de l’Alle. L’Empereur, désireux
de contrarier la marche russe sur Koenigsberg, lance dans cette direction Murat
avec 150 escadrons (21 000 chevaux), soutenus par les 3e et 6e CA. En même
temps, les dragons et une division de cavalerie légère s’attachent aux pas de
l’adversaire, le ralentissant énormément. Au bout du compte, Benningsen,
précédé dans sa zone de regroupement, pressé en queue, dans l’impossibilité de
se réorganiser, repasse le Niémen. Les pourparlers de Tilsit peuvent s’ouvrir.
Le contre-exemple demeure la première campagne de Saxe au printemps 1813.
Dépourvu de cavalerie efficace, l’Empereur ne peut mener à bien ses
combinaisons, tant dans les marches d’approche qu’à l’issue des batailles de
Lützen ou Bautzen, et voit l’armée coalisée se replier en bon ordre, sans
pouvoir la détruire.
Enfin, quoique il s’agisse d’un aspect relativement
marginal, il convient de parler des raids ou des manœuvres de harcèlement menés
essentiellement par la cavalerie légère (pensons aux souvenirs de Marbot), ou
encore des opérations de contre-guérilla, tant en Espagne qu’en Saxe, en juin
1813 (le but recherché étant alors de recouvrer la sûreté des lignes
d’approvisionnement dans la zone de l’Elbe et la Basse-Saxe, soit en escortant
les convois, soit en quadrillant la région pour repérer et détruire les petits
détachements ennemis).
Bref, hormis quelques cas particuliers, l’action de la
cavalerie s’intègre au sein d’une manœuvre interarmes. Un témoignage parmi
d’autres est fourni à ce propos par les instructions de Napoléon à Eugène de
Beauharnais, en juin 1809 : « Vous devez marcher avec une avant-garde composée
de beaucoup de cavalerie, d’une douzaine de pièces d’artillerie et d’une bonne
division d’infanterie. Tout le reste de vos corps doit bivouaquer à une heure
derrière, la cavalerie légère couvrant comme de raison autant que possible. (…)
De votre avant-garde à la queue de votre parc, il ne doit pas y avoir plus de
trois à quatre lieues. »
Sources :
1/ Jean-François Brun, Le cheval dans la Grande Armée, Revue historique des armées 2007
2/ Thiébault, Manuel général du service des états-majors généraux et divisionnaires dans les armées